Cela faisait longtemps que je voulais faire un entretien avec Léo. Ses choix d’orientations regroupent étonnamment mon propre sujet de recherche. En effet, j’étudie la manière dont l’UX design et les outils du numérique peuvent aider à prévenir l’obésité. Pour sa part, Léo est expert en UX et en UI design en alternance dans une entreprise de prêt-à-porter « grande taille ».
Avec son aide, je souhaite vous présenter ici la manière concrète dont cette discipline est utilisée dans une entreprise ciblant cette clientèle bien particulière. Plus que des intérêts communs, je voulais également faire appel à une personne immergée dans l’UX Design. Si le ton est plus naturel et décontracté, on n’en apprend pas moins beaucoup de choses !

Une petite description de son parcours s’impose ici. Léo a tout d’abord réalisé une année dans une école de développement pour apprendre à coder. Prenant conscience qu’il ne se réalisait pas pleinement dans cette formation, il s’est redirigé dans une école de développement dans le but de devenir chef de projet digital. Il s’est finalement orienté vers un diplôme d’expert en stratégie digitale à l’IESA multimédia dont la spécialité est précisément l’UX et l’UI design.

Si par le plus grand des malheurs vous ne connaissez pas l’UX Design, je vous invite à regarder cet article où vous en trouverez une présentation dans les grandes lignes. Tentons tout de même d’en dire rapidement quelques mots. Selon Léo, il s’agit d’un « travail un petit peu barbant, manipulateur et jubilatoire quand on récolte ses résultats ». Ainsi, rester au plus près des besoins de l’utilisateur en développant un fonctionnement simple, intuitif et agréable à utiliser semblent être les notions au cœur de cette discipline.

Pyramide UX de fonctionnel à signification les caractéristiques objectives deviennent subjectives

UX design propose un fonctionnement simple, intuitif et agréable à utiliser

Résistances de la vieille école

Intégrer l’UX design dans l’entreprise de Léo n’a pas été une mince affaire en raison de l’attitude dubitative de son supérieur, pionnier du prêt à porter français. Tous les moyens ont donc été mobilisés pour lui prouver l’efficacité de l’UX Design – recherches et exemples concrets à l’appui. 

Du coup comment tu as fait pour apporter l’UX dans cette entreprise grande taille ? 

L : Grâce à un passage que j’ai lu dans un livre. Une entreprise aux États-Unis. Ils n’ont rien révolutionné derrière, ils ont essayé de donner à l’individu un sentiment d’appartenance à la société de prêt-à-porter. À chaque nouvel abonné qui commandait pour la première fois, ils ont envoyé une lettre manuscrite. Donc écrite à la main, personnalisée pour chaque client. Ce qui a fait qu’ils ont donné un sentiment à la personne, le fait de se dire « il y a des gens qui travaillent derrière cette entreprise ». À  partir de là on crée un attachement à la marque et ça a donné des clients qui sont, pour la plupart, restés fidèles. Une lettre peut sembler has been et pourtant, c’est quelque chose qui touche. 

Donc quand ton patron a entendu ce passage-là, ça l’a inspiré ? 

L : On l’a mis en place directement sauf qu’on ne l’a pas fait manuscrit. J’ai rédigé une lettre générique où l’on change à chaque envoi le prénom et le nom de la personne. On a pu remarquer une hausse de 4 % en quelques semaines, donc sur une courte période. Et surtout des clients qui recommandaient ! Avec nos logiciels de back office, on peut tout voir. Par exemple, à quelle date cette personne a créé son compte, à quelle date elle a commandé… Donc sur les nouvelles inscriptions qu’on a eues, les personnes ont recommandé plusieurs fois dans le mois ! 

L’objectif ultime de l’UX design est donc de faire naître un sentiment chez l’utilisateur pour créer ensuite un attachement durable à la marque. Dans cette entreprise de prêt-à-porter grande taille, quel est le besoin comblé par cette lettre manuscrite ? Celle-ci joue ici le rôle d’affermir une motivation déjà présente :
le souhait d’appartenir à une communauté
. Ce besoin est d’autant plus prégnant dans une population souvent isolée en raison de la stigmatisation entourant l’obésité. Pour finir, l’espace public n’étant pas adapté aux personnes en surpoids, cette difficulté de déplacement entraîne une mobilité réduite et ne fait que renforcer cette solitude. C’est ce que raconte Léo dans l’extrait suivant. 

L : Je pense que [mon patron] a créé une certaine communauté parce que ces femmes ne se sentent pas très à l’aise en public ou pour sortir. Lorsqu’elles viennent chez nous, c’est un moment de liberté où elles peuvent discuter, parler. Je me demande si certaines clientes ne viennent pas dépenser leur argent juste pour passer un bon moment. Comme si elles payaient leur instant de bonheur. Il y a une relation de confiance. Certaines sont très handicapées dans leurs déplacements et ont parfois du mal à sortir de leur voiture… C’est pour ça que quand elles arrivent en boutique, c’est réellement positif

La question de l’éthique

L’obésité entraîne une comorbidité de divers troubles dont la dépression. Investir une clientèle plus sensible aux troubles psychopathologiques pose inévitablement la question de l’éthique. Ainsi, dans quelles conditions est-il éthiquement acceptable de faire du profit sur les insécurités ou la solitude des personnes en situation d’obésité ? Une formation est-elle proposée aux jeunes UX Designeurs pour qu’ils soient capables  de s’interroger sur ces problématiques complexes et délicates ? Léo répond. 

L : Pas réellement. Le but sera toujours de vendre. Donc l’éthique n’existe pas vraiment. Ce sont toujours des stratégies commerciales. Prenons l’exemple de facebook. Quand tu actualises, tu remarqueras que ça va toujours re-trier ta page. Ton fil d’actualité sera toujours quelque chose de différent.
Ils se sont inspirés des machines à sous des casinos
. Qu’est-ce qui les a rendu accro ? Tu arrives et c’est toujours la même gestuelle. Tu scrolles vers le bas, tu réactualises et tu tombes sur quelque chose de nouveau. L’éthique de facebook ? Ils n’ont aucune éthique. Ils veulent juste pousser l’utilisateur à rester le plus longtemps possible. Même si ça devient nocif pour quelqu’un.

Dans le cas présent, cette entreprise de prêt-à-porter semble donner à ces femmes un sentiment de confiance en proposant des vêtements confortables, adaptés à leur morphologies et esthétiquement plaisant. Irait-on jusqu’à dire que ces produits contribuent à un empowerment ? Ces questions sont complexes et je ne peux y apporter des réponses dans le cadre de cet article. Une chose est sûre, à l’heure actuelle nous assistons à la multiplication exponentielle des addictions numériques et des darks patterns, interfaces manipulant l’utilisateur sans qu’il en ait conscience. La nécessité de réfléchir à ces questions se fait chaque jour plus pressante. Ces interrogations, les chercheurs et les personnes travaillant sur le terrain doivent s’en saisir. Cependant, il est également nécessaire que les utilisateurs eux-mêmes s’interrogent sur leur relation avec le numérique pour être en capacité de faire des choix conscients et informés

Pour aller plus loin …

https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0003448709001188
https://www.psychiatrist.com/JCP/article/Pages/2009/v70n08/v70n0802.aspx
https://www.novaway.fr/blog/ui-ux-design/dark-pattern-experience-utilisateur
https://uxdesign.cc/ethical-manipulation-in-ux-design-80a91489c2c7
https://mbamci.com/dark-patterns-design-interface/
https://mbamci.com/user-experience-5-idees-recues-en-ux/
https://mbamci.com/economie-de-l-attention-et-design-dattention-1-2-avons-nous-perdu-notre-liberte-de-nous-concentrer/
https://mbamci.com/design-dattention-economie-de-lattention-2-2-comment-reprendre-le-controle/