N.F.T., ces trois lettres qui battent des records !
Ce terme est surtout connu pour ses ventes records sur le marché de l’art numérique. Il est devenu ce qu’on appelle communément un « buzzword ». Apparu en 2015 sur la blockchain Ethereum parmi les technologies du web 3.0, le NFT a récemment atteint le sommet dans les tendances de recherche de Google[1].
Mais cette réputation est controversée : dans un contexte de crise mondiale structurelle, ses « early adopters » y voient un marché leur permettant de retrouver des actifs performants et d’effectuer des leviers financiers importants ; alors que ses détracteurs trouvent les montants excessifs, voire absurdes. De leur côté, les institutions financières étatiques préviennent de sa volatilité, comme celle de tous les crypto-actifs. Elles veulent réguler ces marchés sans avoir la main dessus.
La question posée est celle de la valeur du NFT dans l’économie réelle. Autrement dit, le NFT est-il seulement une valeur spéculative ? Après la hype, quelle la valeur réelle d’un NFT ? Pour quels usages ? Enfin, quel est l’avenir de ces valeurs ?

Une valeur spéculative

  • 91 millions de dollars, c’est le montant de l’œuvre numérique basée sur les NFTs la plus chère du monde, à date dans le monde de l’art, et vendue sur la plateforme d’enchères en ligne Nifty Gateway. Cette œuvre de l’artiste Pak s’appelle The Merge qui signifie « la fusion » en français. En effet, elle est divisée en 266 445 jetons numériques réparties entre 28 983 acquéreurs.
  • 69,3 millions de dollars, à peu près le montant du NFT le plus cher du monde : c’est l’œuvre numérique indétrônable Everydays : the First 5,000 Days du crypto-artiste Beeple qui a été vendue par la maison d’enchères Christies.

Après avoir gagné des fortunes grâce aux crypto-monnaies comme Bitcoin – on parle d’une augmentation jusqu’à 53 000% entre 2013 et 2021 -, certains cryptonautes achètent des NFTs à prix d’or pour exhiber leurs crypto-actifs comme avatar sur les réseaux sociaux. Ils achètent des images de collection comme les célèbres CryptoPunks ou Bored Ape Yacht Club pour les utiliser comme PFP (picture for proof) en photo de profil. Ces PFP peuvent devenir leur identité numérique.

Malgré la dernière chute brutale de Bitcoin et de l’Ether, la ruée vers les marchés des NFTs continue avec un volume de ventes toujours à la hausse. Le média NFT France nous apprend qu’Opensea – la plus grande plateforme de marché NFT – a atteint 5 milliards de dollars en volume de ventes sur un mois environ. Puis elle a de nouveau battu son récent record en dépassant récemment les 20 milliards de dollars[2]. On est encore loin des chiffres de la marketplace d’Amazon qui comptabilise plus de 32 milliards par mois, néanmoins le phénomène ne laisse pas indifférent.

Parmi la célèbre collection Bored Ape Yatch Club, le NFT le moins cher sur Opensea* coûtait presque 28 fois plus cher sur la plateforme concurrente LooksRare**, au lancement de cette dernière[3].

*3,5 Ethers soit environ 9000€. **101 Ethers soit environ 250 000€.

Bored Ape Yatch Club le moins cher sur Opensea (en haut) et sur LooksRare (en bas)

Comparatif de prix des NFTs de la collection Bored Ape Yatch Club dans l'ordre croissant

Que nous apprennent ces valeurs dans l’art et le design de collection ?

La valeur sur ces marchés est subjective puisque :

le NFT peut être un produit ostentatoire (comme le montre les PFP),

et l’utilité de ces produits d’art et de design peut être discutée.

Une valeur subjective

Ses origines

Pour mieux comprendre ce qu’est la valeur subjective, revenons à nos (néo)classiques avec cet aphorisme : « En plein désert où l’eau se fait rare et utile pour la survie de celui qui a soif, l’eau pourra sûrement valoir un diamant. » Dans cette pensée, un produit (bien ou service) n’a pas de valeur en lui-même, mais sa valeur dépend du désir que les consommateurs ont pour ce produit. Autrement dit : l’utilité et la rareté sont déterminantes dans la fixation du prix. Et bien, c’est ce qui se joue actuellement avec le NFT dans l’économie numérique.

Le prix ou la valeur d’échange est déterminé en même temps que l’équilibre économique, et celui-ci naît entre les goûts [la demande] et les obstacles [l’offre]

Vilfredo Pareto

La rareté dans l’économie numérique

Dans le rapport 2022 de Messari, la plateforme de référence dans l’analyse de l’évolution des crypto-actifs et des écosystèmes autour de la blockchain, on peut lire que les NFTs sont cools car ils représentent des éléments de propriété digitale véritablement rares, transférables, et programmables.

NFTs are cool because they represent verifiably scarce, portable, and programmable pieces of digital property.

Rapport Messari 2022[4]

Mais d’où vient la rareté d’un NFT ?

L’unicité et l’originalité du jeton introduisent la notion de rareté dans l’économie de l’immatériel.

  • Son caractère unique

NFT signifie « non-fungible token » en anglais et « jeton non fongible » en français. Cela signifie que le NFT est un jeton avec des caractéristiques uniques définissant un objet immatériel ou bien matériel. Il désigne le propriétaire d’un actif numérique ou physique (un fichier hébergé sur un serveur comme une image ou une pièce en or, par exemple). Ses caractéristiques sont définies dans un fichier sous forme de métadonnées, exécutées dans un programme sur la blockchain et donc enregistrées sur cette blockchain. Un NFT est généré sur la blockchain par un programme – qui agit comme un contrat intelligent ou « smart contract » -, estampillé (« minted » en anglais), comme on estampille un document officiel dans le monde des affaires.

La blockchain permet de s’affranchir de la confiance en un intermédiaire comme une banque. En effet, c’est un registre cryptographié basé sur le consensus par preuve de travail (Proof of Work) ou par preuve de participation (Proof of Stake).

Le caractère unique d’un NFT le rend insubstituable. C’est ce qui le différencie des jetons fongibles que sont les crypto-monnaies (Bitcoin, Ether, ADA, …). Par exemple, un euro peut être substitué par un autre euro, mais la Joconde ne peut être substituée par elle-même. C’est la même chose pour les crypto-actifs : un Bitcoin peut être substitué par un autre Bitcoin, mais un NFT ne peut être substitué par un autre NFT.

  • Son originalité

Les métadonnées définies dans le NFT permettent de distinguer l’exemplaire original de ses copies. La traçabilité de l’original est garantie par la blockchain.

Jusqu’à présent, il était inutile de posséder l’original puisque le numérique nous permet d’y accéder partout et à tout moment en un simple clic. On peut aussi copier une image en ligne et la partager gratuitement, …

Dans son article L’original ou l’acopie[5], Olivier Ertzscheid revient sur la philosophie qui a fondé le web.

Le web s’est construit sur un idéal, une doctrine et une infrastructure concourant conjointement à changer le sens de ce que l’on appelait un « original » ainsi que des logiques sociales de (dé)possession l’accompagnant. Ce qui comptait c’était tout le temps la capacité d’être à l’origine de partages possibles, c’était moins souvent la capacité de l’être en étant le producteur du contenu original, et ce n’était jamais d’afficher la possession d’un « original » qui, en soi, n’avait alors aucun sens. Chaque copie faisait œuvre collective, ressource partageable, imaginaire possiblement commun.

Olivier Ertzscheid – Maître de conférence en sciences de l’information

Donc quel est l’intérêt de posséder un original dans l’économie numérique, me direz-vous ?

Le NFT ou la propriété dans le web 3.0

Le père fondateur du web Tim Berners-Lee l’avait pensé pour être ouvert au partage d’informations et à la libération de la connaissance. De cet idéal est né le peer-to-peer qui permet d’économiser les coûts de transaction[6]. La nature de cet environnement informatisé a contribué à une démarchandisation des biens culturels et immatériels. Et s’il n’y a plus de marché, il n’y a plus de profit.

Cette inquiétude avait été formulée par Summers[7] et DeLong[8] dans leur contribution au colloque « Une politique économique pour l’économie de l’information », organisé en août 2001 par la Banque de Réserve Fédérale américaine. Dans son livre La nouvelle société du coût marginal zéro, Jeremy Rifkin les cite :

[…] la condition fondamentale de l’efficacité économique […] [est] que le prix soit égal au coût marginal […] avec les biens informationnels, le coût marginal et social de distribution est proche de zéro.

Selon Jeremy Rifkin, pour être attractifs aux yeux des acheteurs, les concurrents d’un marché réduisent leurs prix de vente grâce à la productivité extrême réalisée par l’emploi de nouvelles technologies.

La course va de plus en plus vite et finit par approcher de la ligne d’arrivée, où l’efficacité optimale est atteinte où la productivité est au plus haut. Cette ligne d’arrivée, c’est l’endroit où le coût marginal de production de chaque unité supplémentaire est quasi nul. Quand elle est franchie, les biens et les services deviennent quasi gratuits, les profits se tarissent, l’échange de propriété sur les marchés s’arrête et le système capitaliste meurt.

Jeremy Rifkin, La nouvelle société du coût marginal zéro[9]

A présent, comprenez-vous mieux quel problème économique résout le NFT sur le web ?

Cela ne vous aura pas échappé que Microsoft est passé d’un modèle de ventes de licences à un modèle de rémunération par abonnement, comme c’est le cas des logiciels en Saas, tels que Slack, Trello ou Zoom. Si bien qu’on paie désormais un service et l’usage de fonctionnalités. C’est une économie où l’usage d’un produit prime sur sa possession.

Avec le jeton non-fongible, nous assistons au contraire à un mouvement d’enclosure, à un retour des enclos, et à l’avènement de la propriété pour une « économie de l’immatérielle »[10]. C’est pourquoi le web 3.0 est le « own » web[11], où le propriétaire est reconnu pour détenir un bien original et rare.

La rareté et la propriété dans l’immatériel permet donc de créer de nouveaux marchés profitables

Les nifties*** : de nouvelles valeurs de marché du web 3.0

****Nifties, terme qui désigne le pluriel de NFT en anglais

Parmi les marchés qui émergent autour des nifties, on distingue différents types de valeurs :

  • la valeur-travail au sens des économistes classiques
  • la valeur-utilité au sens des économistes néoclassiques

Et les 3 grands types de valeur marketing au sens de David Carr [12], directeur CX et Innovation de Publicis Sapient, nommé Google Planning Innovator of the Year en 2013 :

  • la valeur commerciale
  • la valeur client
  • la valeur culturelle

David Carr a même été plus loin dans la définition de la valeur marketing en la cartographiant.[13]

Les projets qui réussissent sont ceux qui créent de la valeur en travaillant toutes ces typologies.

Le mapping des startups dédiées aux NFTs par Dimitri Nitchoun

Le mapping des startups dédiées aux NFTs par Dimitri Nitchoun

Comme cas d’usage du NFT, on retrouve l’entreprise Ownest dans le suivi logistique. Elle utilise le jeton unique pour transférer la responsabilité tout au long de la chaîne, de la prise en charge d’un bien chez le fournisseur jusqu’à sa livraison au client final. Parmi ses clients, C-Logistics, la filiale de Cdiscount.

De son côté, CodeNekt assure le suivi et l’entretien des véhicules grâce à son NFT appelé le CDK. Ici encore, la notion de responsabilité n’est pas loin. Le conducteur peut être récompensé par son assureur ou obtenir des remises sur une future location pour sa conduite responsable. Avec son accord, sa conduite est tracée dans la blockchain grâce au CDK. Pour en savoir plus sur cette application, je vous conseille le podcast de Pierre-Alexandre Kleiber : Web3 et Automobile – Interview de Francis Hachem, CEO Codenekt.

Dans l’univers du gaming, Panda Dynasty[14] est un projet qui a démarré par une collection de 8 888 images de pandas, créée en 3 semaines et vendue sur Opensea pour environ 1 millions d’euros (selon le cours d’Ethereum). Initié par Gabriel Mamou-Mani, ce projet s’est développé grâce à sa communauté et un travail marketing acharné de l’équipe. Il utilise le NFT et le play-to-earn.

Mais quel est l’avenir de ces marchés ?

L’une des 10 thèses d’investissement de Messari pour 2022 est l’effondrement de la confiance dans les institutions étatiques.

« La confiance accordée aux institutions par les citoyens va s’effondrer et la situation économique générale va s’aggraver suite à une inflation élevée qui s’installera de manière durable. »
Grégory De Wageneer, Journal du coin[15]

La plateforme d’échanges de crypto-actifs FTX a fait passer un message de changement lors du SuperBowl 2022. A voir dans cette publicité commerciale où est mis en scène l’humoriste américain Larry David 👇

Par le NFT, la blockchain Ethereum a importé des notions liées à la rareté et au droit de la propriété. Elle résout ainsi le problème du profit dans cette économie. C’était jusqu’alors inimaginable ! Cet actif inédit dans le monde digital explique sûrement l’émulation qu’il y a autour de lui. On constate des phénomènes spéculatifs d’autant plus importants que les taux d’intérêt dans l’économie réelle étaient quasi nuls voir négatifs.

Néanmoins, le potentiel de marché qu’ouvre le NFT semble infini. Une nouvelle monétisation des biens et services est possible dans le web 3.0. En faisant le lien entre le monde physique et le monde virtuel, il permet d’avoir une identité dans les univers de réalité virtuelle. Il donne également une utilité économique aux objets dans ces univers ; il permet d’être rémunéré pour la production de ces objets, pour une prestation réalisée autour de ces objets, ou même de percevoir une rente ou des royalties. On peut donc dire que le NFT a une valeur réelle au sein de la tokenomics (économie du jeton) basée sur les blockchains. C’est pourquoi je pense qu’il devrait avoir un avenir au sein ces écosystèmes socio-politiques et économiques en construction.

Ce nouveau far west reste un environnement hostile aux non-initiés. Le NFT devrait continuer à vivre par volonté ou par nécessité, à moins que la baisse tendancielle des ressources énergétiques ne nous mènent au point de rupture ? Mais comment éviter cet écueil ?

Sources :

[1] Le mot-clé « nft » a atteint un score de 100 en France la semaine du 23 au 29 janvier 2022 sur Google Trends

[2] Article sur le site d’informations spécialisées cryptonaute.fr (11/02/2022) : Le volume des ventes sur la plateforme NFT Opensea dépasse les 20 milliards de dollars !

[3] Article de Hugh B. sur le site d’informations spécialisées cryptoactu.com (13/01/2022) : LooksRare (LOOKS) – Nouveau leader du (wash) trading de NFT ?

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[4] Rapport Messari 2022

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[5] Article d’Olivier Ertzscheid sur son blog affordance.info (22/03/2021) : NFT : l’original et l’acopie

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[6] Définition de Licence Creative Commons sur Wikipedia

[7] Lawrence Summers, secrétaire au Trésor de l’Administration du président des Etats-Unis Bill Clinton et ancien président de l’université d’Harvard.

[8] J. Bradford De Long, professeur d’économie à l’université de Californie-Berkeley.

[9] Merci à Maxime Charreire, docteur en économie du droit de m’avoir guidée vers la notion du coût marginal et pour ce conseil de lecture.

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[10] Livre de Maurice Lévy et de Jean-Pierre Jouyet en libre téléchargement sur le site Vie-Publique.fr : L’économie de l’immatériel : la croissance de demain

[11] Article de Frédéric Cavazza, co-fondateur associé de SYSK, cabinet conseil et formation en accélération digitale (20/01/2022) : Mythes et réalités du Web3

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[12] Article de David Carr sur medium.com (28/01/2019) : What Value do you Create? Marketing’s 3 Types of Value

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[13] Roue de la Valeur Marketing de David Carr

Article de Dimitri Nintchoun, analyste capital-risque (VC) : Le mapping des startups dédiées aux NFTs

[14] Article sur le média presse-citron.net (12/01/2022) : Gabriel Mamou-Mani : “les NFT, ou comment mettre un terme au monopole des GAFA”

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[15] Article de Grégory De Wageneer sur le média journalducoin.com (01/01/2022) : Bitcoin et cryptomonnaies : les 10 thèses d’investissement de Messari pour 2022

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