Interview d’Ibuka Ndjoli, CEO de Kusoma Group. Marcus Ibuka Njoli est un jeune web-entrepreneur basé au Sénégal. Kusoma Group, la start-up qu’il dirige, ambitionne de démocratiser l’édition et la lecture grâce à une plateforme web et mobile comprenant un éditeur, une librairie et une bibliothèque numériques africains. Cet interview donne à Ibuka Njoli l’occasion de revenir sur la création de cette plateforme numérique et les défis auxquels il doit faire face au Sénégal et par extension en Afrique.

Kusoma Group, un éditeur numérique basé au Sénégal

Bonjour Ibuka Ndjoli, vous êtes le créateur et dirigeant de Kusoma Group, une start-up africaine dédiée à l’édition numérique et qui possède également une librairie numérique en ligne. Pouvez-vous revenir sur les conditions de la création de cette entité ?

Bonjour. Kusoma Group a été créée dans le but d’apporter une solution à un problème auquel nous faisons face en Afrique et auquel peu de gens, jusque-là, ont osé s’attaquer. Il s’agit du problème du livre. L’on s’est toujours contenté de dire que les africains ne lisent pas, sans chercher à savoir le pourquoi, ni à trouver un autre moyen de les intéresser à la lecture. De l’autre côté, de nombreux auteurs africains sont contraints de se tourner vers des maisons d’édition alternatives pour se faire publier, quand bien même celles-ci ne distribueraient pas en Afrique. Ceux qui parviennent à toucher de véritables et sérieuses maisons d’édition (pratiquement toutes étrangères), constatent que les prix de leurs œuvres (physiques) sont inaccessibles pour les populations de leurs pays, qui, parfois, se trouvent être leurs premières cibles. Tout cela est à l’origine du problème du livre que nous constatons en Afrique. Le livre est devenu un luxe. Etant des passionnés de lecture et d’entrepreneuriat, mais aussi de la culture DIY (Do It Yourself), nous nous sommes dit qu’il était de notre devoir d’apporter une solution à ce problème. Notre solution est de démocratiser l’édition et la lecture grâce à l’édition numérique, le livre numérique et la lecture en ligne. C’est cela que nous faisons à Kusoma Group.

Vous vous lancez dans un secteur embryonnaire, loin de l’édition traditionnelle, avec un public pas encore coutumier des avancées technologiques et des nouveaux supports de lecture. Pourquoi ce choix ?

L’accès au livre physique, qu’il soit africain ou d’ailleurs, semble, comme nous l’avons dit plus tôt, être un luxe pour certaines populations de notre continent. Peu habitués à l’achat des livres physiques, d’aucuns ne voient pas la nécessité d’investir leur argent dans l’acquisition de ces derniers, qu’ils soient d’auteurs africains ou de parfaits étrangers. Les rares personnes encore enclines à le faire font malheureusement face aux coûts onéreux des livres physiques, ce qui rend tout achat difficile voire impossible, d’autant qu’il existe, dans bien de familles du continent, d’autres besoins dits prioritaires. Et la quasi inexistence de bibliothèques garnies dans nos pays n’est pas pour arranger les choses. Face à ce constat, il fallait trouver une solution qui mettrait tout le monde sur le même pied d’égalité. Pour nous, cette solution a été le livre numérique. Dans un monde où l’évolution technologique semble ne plus avoir de frein, le livre ne devrait plus être un luxe, même pour les populations les plus démunies sur le plan financier. Nous ne pouvons aujourd’hui dire que le public auquel nous nous adressons n’est pas coutumier des avancées technologiques. Le taux de pénétration du mobile en Afrique est très élevé et ne cesse de croître. Or, le mobile est un support de lecture, de même que l’ordinateur. Ce qui faisait jusque-là défaut, c’était le contenu. Et c’est ce que nous essayons d’apporter. Nous avons fait ce choix de l’édition numérique car c’est selon nous le moyen idéal pour atteindre cette cible africaine. Imaginez cela : vous n’avez plus besoin de vous déplacer pour acheter des livres : ce sont eux qui arrivent directement dans votre poche.

Vous évoluez sur deux fronts, à savoir la vente en ligne et l’édition numérique. Deux métiers différents. Comment conciliez-vous ces deux métiers ? Pouvez-vous nous parler de vos équipes ?

Nous évoluons en effet sur deux fronts, et bientôt trois, avec la bibliothèque en ligne qui permettra aux lecteurs de s’abonner et lire les livres qui y sont disponibles. Comment arrivons-nous à concilier ces deux métiers ? Avec beaucoup de peines, nous devons le reconnaître. Voyez-vous, nous mettons notre point d’honneur à ne produire que de la qualité, même s’il est ici question de livres numériques. D’aucuns pensent que puisqu’il s’agit de l’édition numérique, le travail est forcément bâclé. Or, c’est tout à fait le contraire. Nous devons prouver que nous méritons notre place. Et pour ce faire, nous n’avons pas droit à l’erreur. Le processus d’édition est donc le même que dans l’édition traditionnelle, à la seule différence qu’à la place du livre physique, c’est un livre numérique que nous proposons. Par ailleurs, étant donné que nous travaillons en collaboration avec des éditeurs traditionnels, nous nous devons de proposer de la qualité au risque de perdre en crédibilité. Et c’est là que vient le problème des ressources humaines. Ce problème, nous ne sommes pas les seuls à y faire face. Il est difficile de trouver les bonnes personnes avec lesquelles travailler ; des personnes qui sont aussi perfectionnistes que vous, qui ne cautionnent pas l’erreur et sont prêtes à tout pour faire un travail irréprochable. Ici, en Afrique, hélas, nous avons cette fâcheuse habitude de bâcler notre travail, de se contenter du moyen, lorsqu’on peut atteindre l’excellence. On le voit dans pratiquement tous les secteurs. C’est la raison pour laquelle, jusque-là, nous ne sommes qu’une petite équipe d’à peine dix personnes devant faire face à de lourdes tâches, notamment la relecture et correction des œuvres que nous acceptons, la promotion de celles-ci et, enfin, la vente en ligne. Mais nous nous sommes beaucoup améliorés depuis notre lancement. Nous avons trouvé l’équilibre et le moyen d’être efficaces aussi bien dans l’édition que dans la distribution de nos œuvres.

Votre catalogue est encore dans ses premiers pas. Quels sont vos critères de choix pour les textes que vous publiez ? Recevez-vous beaucoup de manuscrits ?

En effet, notre catalogue est encore dans ses premiers pas, bien que nous recevons en moyenne trois manuscrits par semaine. Mais cela est aussi un choix de notre part. Comme nous vous l’avons dit précédemment, nous accordons une grande importance à la qualité des œuvres que nous proposons à nos lecteurs. Ainsi, il nous a semblé opportun de mettre en place un comité de lecture composé de gens compétents, pour ne pas accepter aveuglement, parce que nous venons de nous lancer, tous les textes qui nous sont proposés. Nous ne nous contentons pas non plus de rejeter les œuvres que nous ne trouvons pas à la hauteur. Nous faisons un diagnostic littéraire de chaque œuvre qui nous est proposée, afin de permettre à l’auteur de l’améliorer, si besoin est, même si celui-ci ne nous la renverra pas. Trop d’éditeurs, pour des raisons sans doute de gain de temps, rejettent des œuvres sans donner d’explications à leurs auteurs. Or, cela en décourage beaucoup dont l’erreur avait parfois été de proposer leurs textes au mauvais éditeur. Notre comité de lecture n’est pour l’instant composé que de trois personnes. Nous ne publions présentement que les romans, nouvelles, essais et bandes-dessinées. Nous espérons toutefois faire grandir notre catalogue lorsque nous aurons senti qu’il est temps de ratisser plus large. L’originalité du texte est l’un de nos premiers critères de sélection. Il faut savoir que le lecteur ne juge pas pareillement un livre physique et un livre numérique. Pour le livre physique, il est supposé que s’il a été imprimé, c’est parce qu’il en vaut la peine. Et on croit souvent que cela ne se vérifie pas pour le livre numérique. C’est à nous, éditeurs, de montrer qu’un livre numérique n’est pas forcément un livre qui n’a pu être publié en version physique. C’est tout simplement parfois un choix, un choix intelligent, du reste.

On retrouve vos ouvrages sur des plateformes numériques comme Amazon. Ce qui est très rare pour des auteurs publiés depuis le continent Africain. Qu’avez-vous envie de dire aux éditeurs Africains qui sont particulièrement réticents à la numérisation de leurs fonds éditoriaux ?

Qu’on le veuille ou pas, Amazon nous a précédé sur ce chemin de l’édition numérique, quoique nos méthodes ne soient pas les mêmes (l’on parle là-bas de l’édition indépendante). Amazon a donc facilité de nombreuses choses pour les auteurs, qu’il s’agisse de l’édition en elle-même, de la promotion ou de la distribution du livre. Être présent sur Amazon permet de gagner en visibilité, grâce au référencement dont jouit ce mastodonte, ce qui concourt à la promotion des œuvres de nos auteurs. D’ailleurs, de nombreux visiteurs de notre plateforme nous viennent d’Amazon.

Aux éditeurs africains qui rechignent encore à embrasser l’ère numérique, nous ne pouvons dire qu’une seule chose : la numérisation des livres n’est plus un choix, mais un devoir, si l’on veut survivre. Les livres numériques sont facilement distribuables, ce qui permet à l’éditeur de toucher des lecteurs se trouvant dans des zones où la distribution de livres physiques n’est pas possible. En ce qui nous concerne, certains de nos lecteurs viennent des Etats-Unis, de la Guadeloupe et même du Japon. Or, distribuer des livres physiques dans ces zones aurait été une véritable gageure. Au-delà de cela, il y a le fait que le public est de plus en plus connecté. Presque tout le monde a un Smartphone. Même les habitués du livre physique commencent à passer au livre numérique. Ce n’est donc plus une question de choix. Il s’agit aujourd’hui d’un virage important à emprunter au plus vite, au risque de se retrouver, dans quelques années, à l’arrière.

Quelles sont vos relations avec les Nouvelles éditions Numériques Africaines ? Comment expliquez-vous l’avant-garde sénégalaise en termes de numérisation et de propositions de livres numériques en Afrique ?

Nos relations avec NENA sont plutôt normales. Ce sont nos devanciers sur ce chemin de l’édition numérique et nous avons beaucoup appris d’eux afin de bâtir Kusoma Group. Qu’il existe plusieurs éditeurs numériques africains ne peut qu’être bénéfique pour l’Afrique. Nous sommes peut-être des concurrents, mais aussi des alliés dans ce combat pour la démocratisation du livre africain.

Avez-vous des chiffres à nous proposer au sujet de vos ventes ? Si oui pouvez-vous nous indiquer les moyens de paiement les plus utilisés par vos clients (pour rappel, vous êtes connectés à plusieurs plateformes de paiement comme Paypal, Orange Money, etc.) ?

Pour l’instant, nous préférons encore nous accorder du temps avant de divulguer des chiffres. Jusque-là, nous étions en train de tester les différents moyens de paiement afin de voir lequel convenait mieux à notre cible, qui, il faut le dire, est très large. Nous avions commencé avec Orange Money, Tigo Cash, Nafa Express et Wari. Ayant constaté que les internautes africains préféraient Orange Money et Wari, nous avons supprimé les deux autres pour proposer la solution Paypal. Le moyen de paiement le plus utilisé reste à ce jour Orange Money. Nous sommes toutefois en train de travailler sur une solution de paiement beaucoup plus optimale, qui simplifiera l’acte d’achat pour tout lecteur intéressé, qu’importe son lieu de résidence.

Quelle est votre stratégie pour la vulgarisation de ce mode de lecture via les supports numériques ?

Les supports numériques les plus utilisés en Afrique pour la lecture de livres numérique sont les Smartphones, les tablettes et les Ordinateurs. Les liseuses ne sont pas encore très répandues sur le continent. Notre stratégie première a donc été de montrer aux détenteurs de ces appareils que ceux-ci peuvent être utilisés pour lire autrement. N’ayant pas encore d’application mobile de lecture de livres numériques, nous avons dû promouvoir, via notre blog en majorité, celles existantes, notamment Aldiko et UB Reader, pour Android, et Ibook pour iOS. Nous comptons lancer une véritable campagne dès que nos nouvelles features auront été ajoutées sur la plateforme.

Quelle est votre stratégie en termes de marketing digital aujourd’hui ? Est-ce votre première démarche pour promouvoir vos produits ou, procédez- vous par d’autres canaux du marketing ?

En termes de marketing digital, nous avons choisi de maximiser nos actions sur les réseaux sociaux, où se trouve 80% de notre cible. Ainsi, nous promouvons nos œuvres sur les différents réseaux existants et invitons les internautes à partager nos publications dans leurs réseaux respectifs. Cette stratégie a permis la hausse des ventes de trois de nos romans. Là également, nous comptons renforcer notre action grâce à de nouvelles stratégies que nous élaborons en interne, afin d’atteindre beaucoup plus de lecteurs et les inciter à passer à l’acte d’achat.

Propos recueillis par Réassi Ouabonzi