La technologie est peut-être neutre mais internet est  politique

 

En révolutionnant la production, la distribution et l’accès à l’information, en donnant une voix aux marges invisibilisées par les médias traditionnels, en mettant en marche une certaine intelligence collective, en connectant les individus indépendamment des distances,  internet a porté l’espoir de nouvelles formes d’organisations politiques plus libres, égalitaires, démocratiques. Pour paraphraser Dominique Cardon, internet a matérialisé une volonté de « changer la politique sans prendre le pouvoir ».

Mais ça c’était avant. Avant qu’internet ne soit plus considéré que comme la machine du nouveau capitalisme de surveillance global décrit par Shoshana Zuboff. Dans le cadre d’une thèse sur l’usage et l’impact d’internet par les mouvements militants, je suis revenue aux sources d’internet pour essayer d’éclairer ce qu’aurait pu être cette cyber-utopie et en quoi internet reste ou non un espace politique .

 

 

Quand la technologie permet l’avènement de nouveaux systèmes politiques

 

L’évolution des techniques de communication a accompagné, au cours de l’histoire, des changements politiques majeurs. Ou plutôt, comme le décrit Pierre Levy dans son livre « Cyberdémocratie », elles ont créé les conditions rendant possible ces changements. Ainsi dans les civilisations de l’oralité, le pouvoir s’exerçait dans les limites de la tribu.

L’écriture a permis de poser la loi et de constituer les premiers états. Les grandes civilisations dominantes d’Egypte, Chine, Mésopotamie étaient des civilisations de l’écriture.

Puis l’alphabet a offert à chaque citoyen la possibilité de lire la loi, de la critiquer et d’en débattre. Chacun pouvait ainsi contribuer à la faire évoluer. Ce faisant, il créait les conditions de la naissance de la cité antique et de la citoyenneté. Les empires dominants, ceux de César, Alexandre, Mahomet étaient des empires alphabétiques. L’alphabet a été une condition nécessaire (sans être suffisante) à l’émergence de la démocratie.

De même, l’imprimerie, en permettant la reproduction des livres a permis la diffusion large des idées et des savoirs nécessaires à l’émergence des Lumières, le développement d’une opinion publique et engendré des révolutions à la fois scientifiques, politiques et culturelles.

 

evolution technologies et formes politiques

 

Dans ce même mouvement du progrès, internet modifie de façon considérable les règles de production et de distribution du savoir. Les notions même d’espace et de temps se transforment.

Faut-il en déduire que nous nous dirigeons vers une nouvelle forme d’organisation politique, une « cyberdémocratie » qui entérinera la fin des totalitarismes comme l’imaginait Pierre Levy ?

Cet article ne prétend évidemment pas répondre à cette question mais tentera d’illustrer à quel point l’histoire, les caractéristiques du réseau étaient porteuses d’une « promesse démocratique » pour reprendre les termes du sociologue Dominique Cardon.

 

 

Aux prémices d’internet: des légendes et des actes politiques

 

Nixon, la politique, les technologies, internet et les geeks

A son origine, Internet est utilisé exclusivement par l’armée.

De 1965 à 1975 Nixon finance le développement des ordinateurs et des premiers réseaux informatiques dans les universités. Les étudiants ont alors accès à de petits réseaux locaux d’une centaine d’utilisateurs maximum.

Les préoccupations des étudiants n’étant pas exactement celles du gouvernement, ces passionnés s’attèlent à décortiquer les systèmes, décrypter le fonctionnement des machines, testent de nouvelles fonctionnalités et créent de nouveaux usages en phase avec leurs préoccupations. Et quand on a vingt ans, dans ces Etats-Unis en pleine période contestataire, nombre d’entre elles sont d’ordre sociales.

Le système Plato, de l’université de l’Illinois est rapidement utilisé par les étudiants pour développer les usages et surtout sociaux de 1ères messageries, de prémices de chat rooms. Dans la série documentaire Jurassic Web de Chris Eley, Stuart Umpleby raconte que son groupe a alors l’intuition que le système peut devenir un outil de communication ouvert au public pour peu qu’il soit connecté à d’autres réseaux locaux . Le pays en comptait environ 250 dont le plus étendu, Arpanet, ne communiquant pas entre eux.

 

carte du premier réseau Arpanet Wikipedia

Symbolic representation of the Arpanet as of September 1974*
*Source [Wikipedia](https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Arpanet_1974.svg)

Il lance la discussion sur le scandale du Watergate. Les réseaux locaux ne communiquant pas entre eux, notamment du fait de spécificités techniques, les messages sont écrits à la main avant d’être chargés sur les réseaux locaux. Un réseau hybride mais qui laisse entrevoir le potentiel qu’offrait un réseau ouvert qui relierait un bout à l’autre du pays.

Des débats naît l’idée d’organiser une manifestation à Washington regroupant des étudiants de toutes les universités du pays. Et les réseaux deviennent un support d’organisation de la contestation étudiante.

De réseau en réseaux, le message est chargé sur le plus grand: Arpanet (ARPA: Agence des Projets en recherche avancée du département de la Défense des Etats-Unis. Alertés, les officiels du pentagone lui réservent un accueil moins enthousiaste: ils menacent de supprimer les financements à l’informatisation des campus et les accès à Arpanet sont verrouillés.

Pas sûr que cet épisode ait provoqué la chute de Nixon, quelques mois plus tard. Par contre, il a écrit  un des premiers chapitres de ce qu’on nommera, quelques décennies plus tard, l’hacktivisme et a ouvert la voie à l’utilisation militante des technologies numériques.

 

 

Internet, Cyberculture ou cyber-utopie politique?

 

« Les différents milieux qui ont donné naissance à internet avaient les mains dans des problèmes militaires, académiques ou techniques, mais la tête dans la contre-culture des années 70. » Dominique Cardon

La cyberculture est par essence politique. Son origine peut être à chercher dans le creusot des Etats-Unis des années 60-70, secouées par un vent de contestation sociale globale, protéiforme et inédit.

La génération de la  contre-culture rejette le mode de vie et les règles de ses aînés et ambitionne de redonner le pouvoir aux individus.

Etats-Unis image des sixties

2 courants se manifestent au sein de la jeunesse;

  • Le premier, contestataire, demande une évolution de la politique pour plus de justice sociale et d’égalité des droits. Ses militants manifestent contre la guerre du Vietnam, pour les droits civiques.

 

  • Le second prône une totale réinvention qui ne peut commencer que par une transformation des individus eux-mêmes. Les Hippies expérimentent de nouveaux modes d’organisation, communautaires et locaux tout autant que de nouveaux états de conscience, à la recherche d’une forme inédite de vivre ensemble: d’une nouvelle frontière. Le mouvement débride la créativité, partage informations et connaissances, expérimente sans freins sous l’usage de diverses substances pour ouvrir le champ de la conscience. Inventée en Suisse, la « technologie hypnotique » qu’est le LSD se diffuse largement de l’autre côté de l’Atlantique et illustre la conception d’une technologie pouvant être libératrice, pouvant faciliter la transformation personnelle nécessaire à un changement global du monde.

 

Le rapport à la technologie est à cette époque ambivalent. On lui reproche  d’être inféodée au complexe militaro-industriel, de pousser et nourrir un consumérisme de masse. D’ailleurs, dès 1969, Arpanet est la cible d’actes de piratages de militants  reprochant à ce système de traitement massif des données, d’être  un élément de l’architecture anti-insurrectionnelle  mise en place par le Pentagone. 

 Mais s’approprier la technologie est aussi vu comme un moyen d’autonomiser les individus vis à vis du système capitaliste, comme nous le verrons avec le Whole Earth Catalog. La technologie est dont potentiellement aussi une source d’émancipation.

Les valeurs phares du mouvement, créativité, liberté de pensée, expérimentations de nouveaux modes d’organisation collectifs, dématérialisation des échanges, partages de connaissances vont se retrouver dans la cyberculture.

 

 

Les textes fondateurs d’un internet politique

 

Le Whole Earth Catalog

 

Le Whole Earth catalogue, créé en 1968 par  Stewart Brand est une bible de la contre-culture et une inspiration pour les futurs papes de l’informatique. Cet ouvrage hybride  manuel-encyclopédie-revue littéraire-catalogue de vente par correspondance contributif offre inspiration, conseils, techniques, modes d’emplois pour fabriquer tout ce dont un individu a besoin pour vivre sans dépendre des industriels de la société de consommation. Son contenu évolue avec les retours d’expériences et autres  contributions de ses lecteurs et évoque des sujets aussi divers que: l’art tantrique, l’agriculture biologique, les ordinateurs, la masturbation féminine, le VTT, les mégaphones portables, la littérature…

« The Whole Earth Catalog était un Google de poche, 35 ans avant google.  » Steve Jobs

En quelques sortes, le Whole Earth catalogue préfigure ce que deviendra quelque temps internet. D’ailleurs, son fondateur participera aussi à la création de la première communauté ouverte online mondiale: The Well. Et cette bible influença des générations de techniciens de l’informatique, à commencer par Steve Job .

Deux autres textes emblématiques affirmeront  le caractère politique de la cyberculture.

 

The Conscience of a Hacker

 

« Oui, je suis un criminel. Mon crime est celui de la curiosité. » The Mentor

 

Publié dans le webzine Phrack le 25 sept 1986, The Conscience of a Hacker, est l’œuvre du hacker Loyd Blankenship, dit “The Mentor”.  Le texte a été rédigé le lendemain de son arrestation. Par ce texte, The Mentor justifie la posture du hacker porté par des valeurs d’autonomie, de liberté individuelle et de créativité qui font écho à la cyberculture et qu’il oppose au contrôle que le système politique du monde réel impose aux individus autant qu’à celui que ce même système politique rêve d’imposer au jeune internet.

the conscience of a hacker texte de l'internet politique

 

La Déclaration d’Indépendance du Cyber espace, ou « Internet,  cet espace politique indépendant des tyrannies du monde réel »

 

6 Février 1996. La réunion du 26eme Forum Économique Mondial de Davos se clôture après avoir, comme chaque année, réunit des chefs d’états, dirigeants de grandes entreprises, journalistes, universitaires et représentants religieux  pour “améliorer l’état du monde”. Pour les altermondialistes, il s’agit d’un club de privilégiés qui œuvrent essentiellement à protéger et un système capitaliste impérialiste et leurs intérêts  en prenant des décisions sur l’ordre économique du monde, à la place des états.

 

Le 8 février, à Davos, John Perry Barlow diffuse la Déclaration d’Indépendance du Cyberespace,  à l’attention de ces mêmes dirigeants du monde.

principes declaration d'independance cyberespace de l'internet politique

Le texte ( lu par Barrow dans la vidéo ci-dessous) répond directement aux velléités de censure de l’internet par  l’administration Clinton au-travers du Telecommunications Reform Act en affirmant que les gouvernements du monde réel n’ont aucune autorité dans le cyberespace. Barrow écrira que cette loi (qui sera finalement rejetée) tentait de “soumettre la conversation dans le cyberespace à des contraintes plus sévères que celles actuellement en vigueur dans la cafétéria du Sénat. ” Et d’ajouter :

“Eh bien, qu’ils aillent se faire foutre. Ou, plus exactement, qu’ils sachent que nous prenons congé d’eux. Ils ont déclaré la guerre au cyberespace; montrons-leur combien nous pouvons être astucieux, déroutants et puissants pour nous défendre.”

 

Vidéo J P Barlow

Cyber-militantisme: hacks et actes politiques sur internet

 

En revenant sur l’histoire du militantisme et les stratégies mises en œuvre par les différents mouvements, il apparait qu’ils se sont souvent appropriés très tôt les technologies naissantes.  A ce stade de l’article, je vous épargne le récit de l’usage de l’imprimerie par les protestants pour dénoncer les pratiques des institutions catholiques au XVème siècle. Néanmoins, cela illustre assez bien l’appropriation d’une technologie de rupture, l’impression via des caractères métalliques mobiles, pour ce qui fut la 1ere opération de dissémination de masse d’informations à caractère militant.

Dans la même veine, plus près de nous, notons que  lors de la crise sociale et des grandes manifestations de 1995, avec l’aide d’informaticiens politisés, Sud-PTT montait le réseau associatif et syndical R@S pour se prémunir d’une coupure d’accès aux moyens de communication. Le R@S fournit alors très tôt des adresses emails, un espace pour les sites des organisations et des listes de diffusion, bien avant qu’internet soit vraiment démocratisé en France.

 

J’ai regroupé quelques faits d’armes numériques emblématiques dans l’infographie ci-dessous.

Historique du militantisme digital

Pour aller plus loin sur le sujet « Internet est-il politique »:

 

Dans ma thèse professionnelle rédigée fin 2021, je tente d’éclairer l‘impact d’internet sur l’évolution des rapports de force et des déplacements des centres de pouvoir au sein des démocraties et d’interroger leur capacité à créer les conditions de la démocratie sous des régimes autoritaires. J’y parle notamment de révolution et contre-révolutions digitales, activisme du hashtag, hacking, surveillance de masse, modération, contrôle et manipulation de l’opinion.

N’hésitez pas à me contacter pour échanger sur ces sujets.

Je vous conseille aussi de jeter un oeil (…ou une oreille):

Sources :

  • Dominique Cardon, La démocratie internet.
  • Cardon, D., Granjon, F. (2010). Médiactivistes. Paris: Presses de Sciences Po.
  • Fred Turner ,Aux sources de l’utopie numérique: De la contre-culture à la cyberculture: Stewart Brand, un homme d’influence.
  • Arte Útil / Zapatista Tactical Floodnet, sans date. [en ligne]. [Consulté le 9 août 2021]. Consulté à l’adresse: https://www.arte-util.org
  • BARDEAU FRÉDÉRIC (NOM) et DANET, NICOLAS, 2011. Anonymous. fyp. ISBN 978-2-916571-60-7.
  • BARLOW, John Perry, 2000. Déclaration d’indépendance du cyberespace. In: Libres enfants du savoir numérique [en ligne]. Paris: Éditions de l’Éclat. p. 47‑54. Hors collection. ISBN 978-2-84162-043-2. Consulté à l’adresse: https://www.cairn.info/libres-enfants-du-savoir-numerique–9782841620432-p-47.htm
  • CADWALLADR, Carole et @CAROLECADWALLA, 2013. Stewart Brand’s Whole Earth Catalog, the book that changed the world. The Observer [en ligne]. 4 mai 2013. [Consulté le 28 septembre 2021]. Consulté à l’adresse: https://www.theguardian.com/books/2013/may/05/stewart-brand-whole-earth-catalog
  • Deep Lab, 2021. Wikipédia [en ligne]. [Consulté le 10 juillet 2021]. Consulté à l’adresse: https://en.wikipedia.org/w/index.php?title=Deep_Lab&oldid=1022965827
  • Front Page — Free Software Foundation — working together for free software, sans date. [en ligne]. [Consulté le 29 août 2021]. Consulté à l’adresse: https://www.fsf.org/
  • INA.FR, Institut National de l’Audiovisuel-, 2021. Sous commandant Marcos à Mexico – Vidéo Ina.fr. Ina.fr [en ligne]. 12 mars 2021. [Consulté le 29 août 2021]. Consulté à l’adresse: http://www.ina.fr/video/CAC01013595
  • LEVY STEVEN, 2013. L’éthique des hackers. Globe. ISBN 978-2-211-20410-1.