Aujourd’hui, notre attention à tendance à se perdre. Nous sommes en permanence sollicités par notre écosystème digital. Certains experts voient déjà l’attention comme une compétence professionnelle rare. Mais pourquoi et comment acceptons nous de donner notre temps au géants du digital (et pas seulement…) ? Décryptage de l’économie de l’attention et du design d’attention.

Qu’est ce que l’économie de l’attention ?

 

Pour expliquer vulgairement l’économie de l’attention ; la base de ce marché est de nous fournir un contenu qui va capter notre attention, dans le but d’y inclure un message publicitaire qui sera source de rémunération.

Commençons par définir l’attention. Selon le Larousse l’attention est la « Capacité de concentrer volontairement son esprit sur un objet déterminé : Il est incapable de fixer son attention. » Dans une époque où nous sommes sollicités en moyenne 221 fois par jour par notre smartphone, notre attention est devenue un bien précieux qui se marchande à prix d’or.

L’économie de l’attention n’est pas nouvelle. Elle s’est développée avec l’apparition successive des médias : radio, télévision, internet, flux RSS, réseaux sociaux… En 2004 Patrick Le Lay, ancien Président Directeur Général du Groupe TF1, disait « Ce que nous vendons (…), c’est du temps de cerveau humain disponible  » (Extrait tiré du livre Les dirigeants face au changement, Éditions du Huitième jour, 2004).
Le message était déjà très clair : les médias fournissent un contenu qui capte notre attention, dans le but de nous rendre réceptif aux messages publicitaires.  A l’époque, nous n’étions plus sollicité par TF1 dès lors que nous éteignions notre télévision. De même si nous quittions le site du Monde, le seul moyen de tenter de capter notre attention était de nous envoyer un Mail : nous étions les décideurs.

Evolution de l'attention de 2000 à 2013 et comparaison avec un poisson

Économie de l’attention : Evolution de l’attention de 2000 à 2013


Cependant, tout a changé depuis 2004. les supports de l’économie de l’attention ont changé, et les médias nous suivent partout. Le téléviseur ou l’ordinateur sont devenu un smartphone que nous glissons dans notre poche. Nous sommes notifiés à chaque message, à chaque statut qui change, à chaque publication et à chaque like. Nous sommes connectés en permanence, disposons chacun de plusieurs comptes sur les différents réseaux sociaux, et 9 utilisateurs sur 10 y accèdent depuis leur mobile
 . D’ailleurs ce n’est pas un hasard si le marché du smartphone s’est développé en même temps que le marché des Médias Sociaux.


La technologie permet aujourd’hui de nous adresser un message à chaque instant, en lien avec nos centres d’intérêts, ce que nous avons l’habitude de consulter ou le lieux où nous nous trouvons. Notre attention est sans cesse sollicitée, tellement qu’elle devient un bien rare : 25% de moins ces 15 dernières années. Nous switchons d’une information à une autre, nous commençons une recherche sur le net avant d’être interrompu par une notification Facebook nous informant d’un like sur notre post du matin. Nos messages WhatsApp apparaissent sur notre écran d’ordinateur quand le téléphone est plus loin. Et si les deux sont éteints, nous sommes rattrapés par la patrouille avec un twitt qui s’affiche sur notre montre connectée.

J’ai déjà reçu 64 notifications en tout genre depuis que j’ai commencé à rédiger cet article. Or je ne suis pas comme mon Smartphone, ou mon ordinateur. Mon cerveau s’adapte, mais il consacre les tâches de fond à mes fonctions vitales. Mon attention, elle, est détournée du but premier pour lequel j’utilise ces deux outils : me documenter, écrire, et être joignable par mes proches.

L’économie de l’attention : une histoire de Réseaux Sociaux ?

 

économie de l'attention : les notifications sont la partie la plus visible de l'économie de l'attention

Économie de l’attention : les notifications sont le procédé le plus connu pour attirer notre attention


Et bien non ! Si les médias sociaux ont fait explosé l’économie de l’attention, tous les acteurs de l’économie digitale ont besoin de notre attention.

Les réseaux sociaux (ou Social Medias) ont besoin de votre attention pour vous pousser de la publicité. Mais à leur émergence, il n’était pas question de créer une régie publicitaire basée sur la connexion entre les utilisateurs. En 2006, Mark Zuckerberg a même refusé une offre de 1 million de dollars de la part de Sprite, qui souhaitait changer le bleu de Facebook en vert le temps d’une campagne. Il estimait alors que la pub dégraderait l’expérience de l’utilisateur. Entre temps, la rentabilité de l’entreprise s’est révélée nécessaire et il a fallu trouver un modèle économique. Les utilisateurs fournissent un maximum de données sociales, permettant de mieux les cerner et de leur adresser un message publicitaire mieux ciblé. En ce qui concerne l’expérience utilisateur, on verra plus tard. Les autres Médias Sociaux ont basiquement le même modèle que Facebook :

  • Nous utilisons le service gratuitement
  • Nous fournissons du contenu au service
  • Nous contribuons à l’engagement de toute la communauté d’utilisateurs
  • On nous propose de la publicité correspondent à nos goûts, nos attentes, nos intérêts

Le gros enjeux est de nous faire rester, et revenir au maximum sur la plateforme. De nous fidéliser.

Google nous propose une multitude de services et produits gratuits qui nous facilitent la vie au quotidien. Le but est de nous ancrer une habitude et que nous n’ayons plus à hésiter entre Chrome et un autre navigateur, ou entre Waze et un autre Citymapper. Tous ces outils fournissent un maximum d’informations sur nous afin, à nouveau, de nous adresser une publicité plus ciblée.  

Encore une fois, l’enjeu et la force de Google est de nous fidéliser à ses produits, et faire en sorte qu’ils soient ancrés dans nos vies. En ce qui concerne Google c’est un pari gagné.

Apple et les autres créateurs d’équipements numériques ont également besoin de notre attention. Plus nous passons de temps à utiliser les devices (smartphones, ordinateurs, objets connectés, …) et plus nous ancrons les habitudes d’utilisation dans notre cerveau. Le device nous suit partout, recueille toutes les données de localisation, type d’utilisation, d’intérêt, … et nous sommes ainsi mieux à même de consommer des services personnalisés (ex : Apple Music, Cloud, …)

Pour Amazon c’est encore plus évident : plus nous sommes captés et passons du temps sur le site et plus nous sommes amenés à remplir notre panier et passer commande. Le modèle est le même pour les autres commerçants (pures players ou historiques). Dès lors que notre expérience d’achat est fluide, simple et sans accroc, nous regardons moins le prix et somme plus à même de repasser commande. Alors l’habitude commence à s’ancrer et nous entrons dans le même schéma : chaque réflexe d’achat est automatiquement orienté vers notre commerçant habituel.

Tous ces acteurs ont besoin de notre attention, tout autant que de nos données personnelles. Or notre attention est sans cesse sollicitée par tout l’écosystème numérique qui nous entoure. Si on ajoute à cela toutes les possibilités d’être captés par des éléments externes comme notre téléviseur, nos enfants, ou un coup de fil professionnel, il faut jouer des coudes pour se faire une place dans notre attention.

J’en suis à 122 notifications en tous genre.

Le design d’attention : problème éthique et moral ?

 

Le Design d’attention est le fait de concevoir un produit ou service dont l’objectif est d’attirer pour conserver l’attention de l’utilisateur.

Les designers ou concepteurs, rivalisent d’ingéniosité pour capter notre attention. Pour cela ils s’adressent directement à nos biais cognitifs. Il y en a des centaines classés en quatre grandes familles :

  • Trop d’informations : ce sont les biais qui nous amènent à faire des raccourcis afin de synthétiser ce que nous voulons retenir.
  • Pas assez de sens : tous ces biais nous poussent à surinterpréter quand nous n’avons pas assez d’informations, nous voulons nous persuader d’avoir compris.
  • Le besoin d’agir vite : ce sont les biais d’urgence, nous ne somme pas sereins tant que nous n’avons pas agi ou répondu
  • De quoi devons-nous nous rappeler : ce sont les biais de mémorisation qui nous font reconstruire nos souvenirs depuis ce que l’on croit le plus probable ou possible.

    Codex des Biais cognitifs de John Manoogian III

    Codex des Biais cognitifs de John Manoogian – Cliquez dessus pour le voir en détail


Tous ces biais sont prédictibles. Design et Marketing savent les utiliser afin de nous faire aller où ils veulent et utiliser leurs produits selon leur modèle économique. Combien de fois vous êtes vous dit que Facebook enregistre vos conversations depuis votre micro de smartphone car juste après avoir parlé d’un produit, vous en voyez la publicité apparaître dans votre fil d’actualité ? En fait vous êtes simplement très prévisible pour les ordinateurs de Facebook qui disposent de suffisamment de données sur vous pour vous connaître mieux que votre conjoint après seulement trois likes.

 

hooked de Nir Eyal, la méthode de base de l'économie de l'attention

Toutes ces méthodes de conception ont été expliquées et théorisées par Nir Eyal dans son livre « Hooked : comment créer un produit ou un service qui ancre des habitudes », reposant sur un schéma simple : Un déclencheur (externe) entraîne une action de l’utilisateur, lui apportant une récompense variable qui le pousse à un investissement avant un nouveau déclencheur entraînant un nouveau cycle. Plus clairement : 

  • Vous lisez un article intéressant = Déclencheur externe
  • Vous le partagez sur LinkedIn = Action
  • Vous obtenez des commentaires, likes et des vues sur votre profil = Récompense
  • Vous recherchez d’autres articles à partager afin de booster votre profil = Investissement
  • Vous trouvez un post en lien avec votre premier sujet = Déclencheur interne
  • Vous le partagez, et ainsi de suite …
La méthode Hook, est la méthode théorisée par Nir Eyal utilisée par tous les acteurs de l'économie de l'attention

Méthode Hook de Nir Eyal


Chaque récompense libère de la dopamine dans notre cerveau et facilite l’investissement de notre part, car nous souhaitons en avoir à nouveau. Cependant, ce cercle vertueux (ou vicieux) engendre un problème : quand le cerveau humain sécrète beaucoup de dopamine, il diminue la quantité de récepteurs de dopamine. Alors, nous avons besoin de plus de dopamine pour obtenir le même résultat, et ainsi de suite : on crée alors une dépendance.

Tristan Harris, ancien Philosophe produit chez Google et créateur du mouvement « Time Well Spent » a déclaré :

La technologie détourne la façon dont nous percevons nos choix et les remplace par de nouveaux choix. Mais plus nous prêtons attention aux options qui nous sont données, plus nous remarquerons qu’elles ne correspondent pas à nos besoins réels.

Tristan Harris au Maïf Club, le 22 Mai 2018, lors d’une soirée d’échange sur l’éthique numérique :




Pour capter au mieux notre attention, nous avons vu apparaître depuis quelques années toutes sortes de Dark Pattern : un type de design d’interface dont le but est d’orienter notre choix ;  à mi chemin entre l’optimisation et la manipulation

L’économie numérique repose en grande partie sur ce besoin de capter notre attention, mais quels en sont les principaux responsables et surtout, de quels moyens disposons nous pour reprendre le contrôle ? Les réponses à ces questions sont multiples mais je tente d’y répondre dans une deuxième partie.

Je compte déjà 180 notifications, et je viens de désactiver toutes celles concernant les réseaux sociaux. Google Assistant s’y est mis, en me rappelant 5 fois que le micro de Google Home était coupé.