Notre attention est devenu le terrain de jeux de quelques acteurs du digital. Des entreprises développent des services et produits addictifs qui ont pour but de capter notre attention. Si les designers font partie des concepteurs de ces produits, ils sont bien souvent entre l’épée et l’enclume. Leur devoir de moral et leur approche orientée vers l’utilisateur peuvent être une solution pour développer des produits plus éthiques. Mais la prise de conscience doit être plus générale.

Design d’attention : Les designers sont-il les grands responsables ?

 

Nous avons le droit de nous poser la question éthique et morale derrière toutes les techniques de captation de l’attention (développement de produits addictifs, exploitation de nos biais cognitifs, publicités ciblées…). D’autant plus si nous ajoutons à cela des moyens marketing omniprésents (comme le Native advertising, ou publi reportage digital) et des outils qui collectent un maximum de données des utilisateurs). Mais à qui revient la faute ? Où commence et s’arrête la responsabilité des concepteurs et designers de services qui captent notre attention ?

Dans une Interview du 15 02 2019 pour Socialter, le journaliste Hubert Guillaud nous dit que le designer n’est pas le grand responsable du design de l’attention. Selon lui, le designer porte le sujet du respect de l’utilisateur. Cependant, les équipes Marketing font bien souvent elles mêmes leur choix de design et de conception, et ont, aujourd’hui les cartes en mains pour réaliser elles-mêmes des tests auprès des utilisateurs (A/B Testing), écartant ainsi le Designer ainsi que l’éthique qu’il apporte.

Design d'attention : la place du product Design face au Marketing

Est-ce que le design peut s’opposer au marketing (Image: Author/Copyright holder: Dakota Reese. Copyright terms and licence: All rights reserved. img )

En se rangeant derrière une démarche centrée sur l’utilisateur, bien souvent le Design, sous la houlette du Marketing, développe ou modifie des produits qui ne font que capter un peu plus l’attention de l’utilisateur. Souvenez-vous quand Facebook a décidé de changer son principe de fil d’actualité, en nous proposant davantage de posts « populaires » plutôt qu’une simple time line du post le plus récent au post le plus ancien. A l’époque, les utilisateurs se sont fortement plaints de l’idée, ne comprenant pas le pourquoi d’un tel changement. Aujourd’hui, il est clair que c’était le moyen de nous maintenir connectés à la recherche des posts manqués que nos proches ont réalisé. Le fait que ce fil soit sans fin et nous amène à scroller sans cesse, et également un moyen de nous faire rester sur le réseau social. L’approche est-elle centrée sur l’utilisateur ? Pas vraiment. En revanche il s’agit bien d’une approche Marketing destinée à engager l’attention de l’utilisateur plus longtemps, et le faire revenir.
Quand Pinterest nous notifie que notre épingle a été partagé par un autre utilisateur en précisant : “vous avez bon goût @xxxx a partagé votre épingle “ : est-ce un bénéfice pour l’utilisateur ? Ou un moyen de déclencher un peu de dopamine dans notre cerveau, gonfler notre égo et nous inviter à retourner sur le site ?

 

Design d'attention : les 3 points d'imessage peuvent être lourds de sens

Design d’attention : les 3 points d’iMessage peuvent être lourds de sens

 

En ce qui concerne les trois petits points, et la fonction « lu » d’iMessage sur iPhone (généralisés à Messenger, WhatsApp et tous les services de messagerie) qui nous indiquent que notre interlocuteur est en train de nous répondre, on peut voir cela comme un bénéfice pour l’utilisateur. En effet, nous savons si notre interlocuteur a bien reçu notre message, et voyons qu’il est en train de nous répondre. Mais quelle est la démarche derrière cette fonctionnalité ? N’est-ce pas là le moyen de capter un peu plus longtemps notre attention et en attendant la réponse de notre interlocuteur ?

Quelles solutions pour un design plus éthique ?

 

Tristan Harris et Time Well Spent n’ont pas de solution miracle pour nous permettre de designer des solutions numériques plus respectueuses de notre attention. Par contre, dans son décryptage de l’article pour The Guardian de Ben Tarnoff et Moira Weigel , le blog « le Blog Mais Où va le Web ?« , nous alerte sur le risque que les GAFAM pourraient tout à fait prendre conscience de cette nécessité d’avoir un « temps bien employé » et le tourner à leur avantage afin de rendre notre attention à la fois plus performant et rentable (pour eux).

Trop souvent, on place la responsabilité dans les mains de l’utilisateur. Dans un article du 30 décembre 2018, le blog Bruxellois ISEXL nous donne même ses méthodes pour décrocher et reprendre la main sur notre attention . Effectivement, une utilisation plus raisonnée des réseaux sociaux est un moyen de libérer son attention. Il faut en particulier éviter le clic émotionnel ou compulsif. Sur les réseaux sociaux nous favorisons le contenu en cliquant dessus. Si un sujet, un post ou un article ne nous nous intéresse pas, ne cliquons pas dessus, ainsi nous ne nous verront proposer que du contenu qui nous intéresse réellement.

Cependant il est trop facile de proposer à l’utilisateur une multitude d’outils qui capte son attention, puis de lui donner la responsabilité de son engagement (voir de son addiction). En effet, quel intérêt pour moi d’avoir un smartphone si je coupe les notifications afin de préserver mon attention. C’est le même outil qui m’indique qu’un ami réalise un post sur Facebook, qu’un collègue me diffuse un message sur Slack, qui me rappelle que je suis assis depuis trop longtemps et m’encourage à bouger, ou encore grâce auquel la crèche de mon fils m’envoie un SMS pour m’informer qu’il est fiévreux. Quel intérêt pour moi de me déconnecter ? De même, je ne souhaite pas passer l’écran de mon téléphone en noir et blanc afin de moins voir les notifications. Je veux voir mes notifications, et profiter du bel écran de mon appareil.

 

Design d'attention : les outils de gestion de notre temps d'utilisation des services digitaux se limitent à quantifier et ne prennent pas en compte l'aspect qualitatif

Design d’attention : les outils de gestion de notre temps d’utilisation des services digitaux se limitent à quantifier et ne prennent pas en compte l’aspect qualitatif

 

Aujourd’hui, nos appareils, tout comme les réseaux sociaux, nous fournissent les moyens pour mesurer le temps passé sur les différents services. Mais le temps passé n’est pas la seule mesure à retenir. Il nous faut également une approche qualitative : je peux passer une heure sur Facebook à discuter avec un Designer produit, et ce sera certainement plus enrichissant que cinq minutes à faire défiler mon fil twitter sans rien lire. Inversement, un épisode de 30mn sur Netflix sera peut-être plus détendant que 10mn à naviguer sur LinkedIn. Toute la complexité de nous offrir la possibilité de mesurer notre temps d’attention réside sur l’aspect qualitatif du temps passé à utiliser nos outils digitaux : que ce soit pour nous instruire, nous informer, travailler ou nous divertir.

La solution est peut être de se concentrer à développer des produits plus utiles, et moins addictifs. Laurence McCahill, dans un article de 2014, nous explique que pour que les utilisateurs adhèrent à  votre offre, il faut jouer sur le plan affectif, créer le désir. Il a raison. Mais ne doit-on pas également permettre à l’utilisateur de rationaliser ses envies ? Faut-il absolument lui fournir tout, tout de suite, comme il le veut ? Ne devons nous pas également réfléchir au réel besoin de l’utilisateur plutôt que d’exploiter son désir ? Ce sont des questions trop longues à développer ici, mais dont je parlerai sur un prochain article.

 

Build shit that Matters : le Le leitmotiv de Laurence McCahill

Build shit that Matters : le Le leitmotiv de Laurence McCahill

Il faut redéfinir la place du design dans nos entreprises.

 

Les designers et concepteurs de tous ces produits ont la responsabilité de nous fournir les solutions afin que notre attention soit plus libérée. Pour cela, la place du Design dans l’organisation est primordiale, afin de proposer une réalisation plus éthique et profondément orientée vers les besoins et le bien-être de l’utilisateur. Le design, est bien souvent instrumentalisé par le Marketing, au service de la rentabilité du produit proposé. Il est même fréquent de voir des designers d’interfaces ou d’expériences faire partie de directions Marketing.

Méthode de diagnostic du design d'attention

Méthode de diagnostic du design d’attention

Une prise de conscience existe, des designers ne veulent plus participer à ce « vol d’heures » (en référence à la citation de Tristan Harris : Des millions d’heures sont juste volées à la vie des gens) . Time Well Spent n’est pas la seule initiative.
En France, le groupement Designers Ethiques organise des ateliers et événements afin de sensibiliser à un design plus éthique. Le groupement a même mis en place une méthode pour mesurer à quel point les produits développés captent l’attention.
Le collectif Mouton Numérique (@moutonnumerique) organise des débats “pour éclairer la société qui innove” autour l’impact sociétal du numérique.

Pour des services et produits digitaux plus respectueux de notre attention, les organisations doivent également prendre conscience de l’importance de l’éthique et de la morale et les ancrer dans leur principe de fonctionnement, à l’image du moteur de recherche Qwant qui dispose d’un Directeur Ethique. Ensuite, il faut « libérer » le Designer et le laisser à sa place de concepteur. Il faut lui permettre de concevoir selon ses principes moraux et proposer des solutions orientées vers les besoins de l’utilisateur. Comme le dit Hubert Guillaud :

« Les designers amènent la question du respect de l’usager. Ils ne sont pas là pour fabriquer uniquement un produit marketing, ils imbriquent le rapport aux sciences sociales, l’expérience client et la diversité des utilisateurs. Or si le designer est chassé, l’éthique qu’il apporte l’est en même temps. Il y a là un enjeu important, sur la place de la conception et la façon dont elle est complètement instrumentalisée par le marketing. Et ça pose des problèmes à très court terme. »

 

Le design d’attention doit-il être réglementé ?

 

Design d'attention : la Forme des choix

Design d’attention : la Forme des choix

La dernière solution vient du législateur. Dans la règlementation Européenne de la RGPD l’article sur le « Privacy by Design »  impose le respect des données personnelles dès la conception de l’interface. En France, la CNIL s’intéresse au design et à la captation de l’attention. En Janvier dernier, elle a publié un dossier sur « la forme des choix » . C’est un premier pas vers une possible règlementation. La question d’un design plus éthique et plus respectueux de notre attention passera certainement par la législation. Dès lors qu’une réglementation sera mise en place, les entreprises n’auront plus d’autre choix que de s’adapter.

Tristan Harris et l’investisseur Roger McNamee (ex Facebook), ont créé le Center for Humane Technology, et alerté le Congrès américain sur la question du design d’attention. Si Time Well Spent a pour objectif de faire prendre conscience aux designers de la nécessité de retrouver le sens éthique, le Centre pour une technologie humaine a un objectif plus politique. La question de notre attention et “bien être numérique” doit être politisé et discuté aux plus hautes instances des états au même titre que l’écologie ou l’éducation.

Est-ce là la seule manière de reprendre définitivement la main sur notre attention ? Ou peut-on convaincre les acteurs digitaux qu’une alternative plus éthique est possible, que la publicité ciblée n’est pas le seul modèle, et qu’ils peuvent générer du chiffre d’affaires sans chercher à capter l’utilisateur en permanence ? Beaucoup de questions restent à résoudre, mais la prise de conscience est réelle, aussi bien chez les consommateurs que chez une grande part de professionnels. Il faut maintenant définir de nouvelles méthodes, et mettre en lumière toutes les initiatives qui peuvent changer le paysage. La transformation numérique de nos entreprises ne doit pas se faire à tout prix. Elle doit passer par une prise de conscience du fait que des services plus éthiques peuvent être source de revenus, et peuvent conduire leur stratégie. A l’heure de l’IA, de l’ultra-personnalisation, des assistants en tous genres, si nous ne voulons pas atteindre le scénario du film « WallE » où les gens ont dû fuir la planète et passent leur temps vautrés, fixés à leur écran, consommant à outrance, « l’écologie de l’attention » (référence. au titre du livre de Yves Citton) doit être portée par nos décideurs politiques et économiques au même titre que les questions écologiques, économiques et sociétales. Nos outils numériques doivent nous accompagner et nous permettre de nous développer. Nous ne devons pas avoir à nous en séparer pour pouvoir nous concentrer ou nous ouvrir aux autres, et ils doivent être développés dans le respect de l’humain, même si pour cela nous ne lui offrons pas forcément ce qu’il veut. Utopique ?

Wall-E © Disney – Pixar

 

A la fin de la rédaction de ces deux articles, j’ai largement dépassé les 400 notifications. Bien que j’ai pris la peine de désactiver toutes celles provenant des réseaux sociaux sur mon portable, elles m’ont rattrapé sur mon navigateur. Une mention spéciale pour l’application Foodvisor qui m’a sollicité 38 fois en deux jours m’invitant à renseigner les données de mes repas : je l’ai désinstallée.